CHAPITRE VII
Ian était d'un gris crayeux.
— Tu ne peux pas en être sûr, rujho, dit Niall.
— Comment l'ignorer ? dit-il d'une voix rauque. Comment ne pas voir l'évidence ?
— Crois-tu que Lillith soit restée chaste, avant ou après toi ?
— Qu'ai-je dit de mal ? demanda Rhiannon.
Brennan voulut aller vers elle, mais Ian le devança.
— Meijhana, dit-il en lui prenant la main. Pouvez-vous me dire quel âge avait Jarek ?
Etonnée, elle mit un instant à répondre.
— Le même que moi, vingt ans.
— Vingt ans, répéta Ian. L'âge correspond... Et sa jehana est une Ihlinie nommée Lillith. Avons-nous besoin d'autres preuves ?
— Peut-être pas, dit Niall, l'air soudain plus vieux.
— C'est ce qu'elle voulait, un enfant d'elle et de moi, pour mélanger les races, et le pouvoir...
— Il est mort. Inutile de te haïr alors que cela n'est plus nécessaire, dit Niall calmement.
Ian lâcha la main de Rhiannon. Dans sa posture rigide, Brennan lut son angoisse et sa vulnérabilité.
— Leijhana tu’sai, harani, pour avoir débarrassé le monde de cette abomination ihlinie !
Comment un homme peut-il réagir à la mort d'un fils qu’il ne connaissait pas ? se demanda Brennan.
— Su'fali...
— Tu te souviens sans doute de l'histoire, dit Ian. J'ai servi d'étalon à Lillith. Elle nous a ensorcelés, mon lir et moi. Elle m'a volé ma semence... Pensais-tu que j'allais avoir du chagrin pour la mort de ce rejeton maudit ?
— Su'fali, tu es en train de me dire que j'ai tué un parent.
— Un Ihlini, c'est tout.
— Un ennemi, mais un parent tout de même. Mon cousin, au même titre que Tiernan.
— Et si tu avais su qu'il était mon fils au moment où il voulait t'égorger sur cet autel, aurais-tu hésité à le tuer ?
— Non, su’fali.
— Dans ce cas, aie la bonté d'essayer de comprendre mes sentiments. Je ne pleurerai pas un homme né certes de ma semence, mais n'obéissant pas aux mêmes principes que moi.
— Ihlini et Cheysuli, dit Keely. Qui peut dire quels pouvoirs il avait ?
— Un Premier-Né, dit Maeve.
— Non, répondit Niall. Il lui manquait les autres lignées. La Prophétie n'a pas été remplie. Même si c'était le cas, crois-tu que les dieux laisseraient un assassin monter sur le trône du Lion ?
— J'en suis un aussi, dit Brennan, l'estomac noué. Ne suis-je pas également maudit ?
Niall secoua la tête.
— Dis-moi, qui de toi ou de Jarek méritait le plus la mort. Tu es l'héritier du Lion. Aurais-tu préféré le laisser à Jarek ?
— Non, je ne pourrais pas donner le trône à un homme tel que lui. Su’fali, tu dois te demander ce qu'il aurait pu devenir si tu l'avais élevé, au lieu de Lillith.
— Non. Si je commençais à me poser ce genre de questions, je mettrais en cause ma conviction que les Ihlinis et les Cheysulis ne peuvent pas cohabiter, dans un royaume ou dans un être. ( Il regarda le Mujhar. )
Tu dis qu'autrefois nos races étaient sœurs, toutes deux enfants des dieux. Je prétends que non. Mais si tu as raison, comment suis-je censé vivre avec le fait que mon fils a essayé d'assassiner le tien ?
Niall ne répondit pas. Brennan vit dans les yeux de son père qu'il partageait la douleur de son demi-frère.
— Je vais te donner la réponse, reprit Ian. Je ne pourrais pas. Je préférerais mourir qu'accepter un Ihlini comme un membre de ma famille.
Ian les regarda tous l'un après l'autre.
— Leijhana tu'sai, dit-il à Brennan.
Il posa sa coupe de vin et sortit du solarium.
— O dieux, dit le Mujhar, épargnez cette douleur à mon rujho...
— Mon seigneur, demanda doucement Rhiannon, est-ce vrai ? Jarek était-il son fils ?
— Cela semble probable, oui. C'est une vieille histoire...
— Alors, il était aussi cheysuli ?
— Et fort près des Premiers-Nés, dit Keely, répondant à la place de son père. Ainsi, les Ihlinis cherchent à détruire la Prophétie de l'intérieur... Un père cheysuli, une mère ihlinie, et des enfants qui obéissent au Seker.
— Un mélange dangereux, acquiesça Niall.
— Je ne comprends pas, avoua Rhiannon.
— Bien, dit Deirdre, je pense qu'il serait temps que j'explique à Rhiannon ce qu'il lui faut savoir, si elle doit entrer à mon service.
— Votre service ! s'exclama Rhiannon.
— Oui. C'est une pauvre récompense pour avoir sauvé la vie du prince d'Homana et de son lir, mais ce sera un début. Si vous êtes d'accord.
— Vous voulez dire que je peux rester ici avec lui... avec vous ? Que je n'ai pas besoin de retourner à la taverne ?
Deirdre sourit.
— Si vous le désirez, il y a une place pour vous ici. Vous méritez mieux que servir du vin à de jeunes seigneurs énamourés dans une taverne minable.
Brennan leva un sourcil.
— Ma foi, j'ai toujours été poli, et le Lion rampant n'est pas un endroit minable !
— C'est à Rhiannon de décider, dit Deirdre.
Keely grogna.
— Même Hart ne prendrait pas un pari là-dessus !
— Oui, ma dame, je reste, dit Rhiannon avec une révérence.
— Parfait. Suivez-moi, vous avez des choses à apprendre. ( Elle fit un geste qui englobait Maeve et Keely. ) Nous allons laisser les hommes entre eux.
Keely fut la dernière à sortir. Les sourcils froncés, elle termina son vin et posa bruyamment la coupe sur la table.
— Foutaises, marmonna-t-elle en partant.
Brennan sourit quand la porte claqua, soulignant la mauvaise humeur de Keely.
— Ne regrettez-vous pas d'avoir engendré des enfants aussi indisciplinés, jehan ?
— Parfois, oui ! dit Niall en riant. Ma foi, si les dieux le veulent, tu connaîtras les mêmes épreuves que moi. Mais cela en vaut la peine. La Maison d'Homana a été trop longtemps pauvre en fils. Avec mes trois garnements, je peux m'assurer la fidélité de deux autres royaumes. Cela n'est pas rien, crois-moi.
Brennan hocha la tête. Il avait mal partout. Il avala la moitié de son vin et se laissa tomber dans le fauteuil le plus proche.
— Autre chose, dit-il. Je suis allé à la Citadelle. J'ai vu Tiernan. Il est toujours pareil.
— J'aurais cru Ceinn plus avisé. Il a eu tort d'élever son fils dans le ressentiment et l'amertume. De toute façon, peu importe. Les a'saii ont été dispersés.
— Tiernan prétend que non.
Le Mujhar se figea.
— Non... Et soutiennent-ils toujours un changement de succession ?
— Avec cette différence que Tiernan veut le trône.
— L'arrogant imbécile !
— Il m'a dit qu'ils feront appel au Conseil du Clan, avançant que le sang de Tiernan a préséance sur le nôtre. Il ne semble pas se soucier qu'une division, dans les clans, peut aussi diviser Homana.
— Tiernan n'a jamais vu plus loin que la réalisation de ses désirs immédiats, dit Niall, dégoûté. Ceinn est plus rusé. Il a annoncé qu'ils voulaient Ian sur le trône, ou bien le fils aîné d'Isolde. Maintenant, il pousse son fils à réclamer le trône ou à le voler...
— Jehan...
— S'il savait ce que c'est d'occuper le trône du Lion... Bien. Je pense qu'il est temps de le faire venir à Homana-Mujhar.
— Ici ? dit Brennan. Pourquoi ?
— J'ai fait peu de cas des a'saii autrefois, parce que je pensais ma place assurée, dit Niall. Cela m'a presque coûté la vie. Je ne ferai pas deux fois la même erreur, surtout quand mon fils est en danger.
Brennan regarda son père, puis hocha la tête.
— Vous prendrez Tiernan en otage contre les a’saii.
Niall ne répondit pas.
— Il ne viendra peut-être pas, jehan.
— Je crois que si. Si je le connais bien, il voudra nous prouver qui il est. Il viendra par bravade. Peut-être pourras-tu l’influencer.
— Il n'est pas la compagnie que j'aurais préférée !
— Nul doute qu'il pense de même à ton sujet, dit Niall avec un sourire.
Brennan regarda son père. Il ne lui ressemblait pas physiquement, étant totalement cheysuli et Niall totalement homanan. Mais parfois, ils réfléchissaient de façon si semblable... Brennan avait le sentiment que son père lisait dans ses pensées.
Il se frotta le front, la fatigue s'abattant soudain sur lui.
— Jehan, avec votre permission, je vais aller au lit.
Il se leva et gagna la porte.
— Brennan ?
— Oui ?
— Tu as couché avec la jeune fille, n'est-ce pas ?
Brennan se retourna.
— Oui.
Il sentit un bref regret, qui s'effaça aussitôt. Ce que Rhiannon et lui avaient partagé allait au-delà de la simple satisfaction d'un désir.
— Je dois te rappeler que, même si les meijhas sont acceptées dans les clans, Aileen n'est pas cheysulie.
Brennan en voulut à son père pendant quelques secondes. Puis il comprit que celui-ci ne se serait pas mêlé de sa vie privée, si ce n'était pour épargner la sensibilité érinnienne d'Aileen.
— Je n'ai pas l'intention d'insulter Aileen, dit Brennan, ni de faire de Rhiannon ma meijha.
Le Mujhar se détendit un peu.
— Va manger et te reposer. J'essaierai d'en savoir plus au sujet de Carollan demain ; peut-être est-ce une invention de Strahan. Tu n'auras pas besoin d'assister au Conseil du matin.
— Leijhana tu'sai, dit Brennan en poussant la porte.
Il dormit profondément une partie de la nuit ; puis il s'éveilla brusquement.
Il avait rêvé de sa cellule.
Il s'assit dans son lit, sachant qu'il lui fallait résoudre ce problème une fois pour toutes. Sinon, il ne connaîtrait jamais plus une nuit paisible.
Sleeta s'agita à ses pieds. Il perçut sa question ensommeillée à travers leur lien-lir. Il lui dit de se rendormir. Pour ce qu'il avait décidé de faire, il avait besoin d'être seul.
Il s'habilla rapidement et descendit dans la salle d'apparat. Le Lion était accroupi sur son estrade, une vision étrange qui ne le dérangeait plus depuis longtemps.
Brennan s'approcha du foyer et dégagea l'ouverture dissimulée sous les cendres. Il souleva la trappe à charnières, qui retomba sur le côté avec un claquement.
Seize ans plus tôt, il avait descendu les cent deux marches qui menaient aux catacombes connues sous le nom de Matrice de la Terre.
Il cita à haute voix une maxime des clans. La seule façon de vaincre la peur est d'affronter l’objet de cette peur.
Il prit une torche dans un support mural.
— Descends, s'ordonna-t-il.
Il s'enfonça dans les profondeurs. Chaque marche le rapprochait de la Matrice. Bientôt, il ne fut plus éclairé que par sa torche. La lumière de la salle d'apparat ne pénétrait plus dans les entrailles de la terre.
En bas de l'escalier, il arriva dans une petite pièce dont les murs de pierre étaient ornés de runes. Il posa la main sur un endroit précis du mur et celui-ci bascula.
Brennan pénétra dans les catacombes. Les cloisons de marbre pâle veiné d'or étaient couvertes de lirs de toutes sortes, capturés dans la pierre par un sculpteur inconnu.
— Ja'hai, murmura Brennan.
Les dieux ne montrèrent pas s'ils avaient entendu.
Seize ans ont passé... Et j'ai toujours aussi peur à vingt et un ans qu’à cinq.
Brennan avança. Il se plaça au bord de l'oubliette. La lumière de la torche était loin d'en éclairer les profondeurs.
Il existait des légendes au sujet de la Matrice. On disait qu'un homme destiné à devenir Mujhar devait renaître de la terre elle-même, la grande jehana. Brennan ne savait pas quelle part de vérité contenaient les récits. Il se souvenait avoir entendu dire comment le Homanan Karyon, cherchant la bénédiction des dieux, était entré dans l'oubliette de son propre gré. Puis il en était ressorti, intact, avec la connaissance de ce que cela signifiait d'être cheysuli.
— Il était homanan, dit Brennan. Je suis cheysuli. Ai-je vraiment besoin de faire ce sacrifice ?
— Le devez-vous, mon seigneur ?
Il s'immobilisa au bord de l'oubliette. Quand il put bouger sans craindre de tomber dans le puits, il se retourna.
Rhiannon était debout dans l'entrée, en chemise de nuit et robe de chambre bleu foncé. Avec la cape que lui faisaient ses cheveux noirs défaits, elle se fondait dans l'obscurité.
Dans ses yeux, il lut le désir de connaître de nouveau ce qu'ils avaient partagé la nuit précédente. Il savait qu'elle se croyait amoureuse de lui. Peut-être l'était-elle. Mais lui n'était pas amoureux d'elle.
Elle n'avança pas dans la pièce aux lirs, comme si elle comprenait qu'elle ne devait pas faire intrusion dans un lieu sacré.
— Je suis allée à votre appartement, dit-elle. Je vous ai vu en sortir. Vous aviez l'air si troublé... Je vous ai suivi. J'ai trouvé l'escalier, et j'ai su ce que vous aviez l'intention de faire.
— Vraiment ?
— Oui. Quoi que vous pensiez de vous après ce que Jarek a fait, vous êtes un homme courageux. Un guerrier fier et déterminé, pas le genre qui laisserait la peur interférer avec son tahlmorra. Deirdre est une femme remarquable, mon seigneur. Elle a répondu à mes questions avant que je les pose. Elle m'a expliqué comment partager un Cheysuli avec son tahlmorra.
Il ne pouvait pas lui épargner la vérité.
— T'a-t-elle dit aussi que dans quelques mois, une princesse d'Homana partagera ces choses avec moi ?
— Oui, dit Rhiannon.
Sans larmes ni ressentiment, elle lui offrit une fierté égale à la sienne, et une honnêteté qu'il rencontrait rarement chez les non-Cheysulis.
— Où est ton innocence ? dit Brennan en souriant un peu tristement.
— Ne vous méprenez pas, Brennan. Je ne veux rien de plus que ce que j'ai eu la nuit dernière. Vous le désiriez aussi, vous en aviez besoin... Et je pense que vous le désirez en ce moment.
C'était vrai. Peut-être pas pour les mêmes raisons, mais il refusait de se mentir à lui-même.
— Elle s'appelle Aileen, dit-il, brutal.
Il lui donnait une dernière possibilité de ne pas s'impliquer.
— Je sais, dit-elle. Moi, je m'appelle Rhiannon.
Il lui prit la main et la conduisit hors de la Matrice de la Terre. Il l'amena dans ses appartements, puis dans son lit.
Pour quelque chose qu'il ne pouvait pas regretter.